Chers spectateurs non réconciliés,

 

Je me permets de répondre à votre lettre « colère » en mon nom propre et non au nom du collectif auquel cette lettre est censée s'adresser. Je suis l'unique auteur de cette réponse et je n'en ai informé aucun des autres réalisateurs auxquels vous avez adressé votre courrier, et je ne leur envoie pas d'ailleurs cette réponse. Il est hors de question de participer à un jeu de réponses, contre-réponses, et autres déclarations qui feraient des allers-retours sans fin entre les participants de Outrages & rébellion et vous-mêmes. Il s'agit simplement de vous exprimer personnellement les réflexions auxquelles la lecture de votre courrier m'a amenée.

Je ne peux répondre à tous les reproches, ou disons les interrogations, qui apparaissent le long de votre lettre. En effet, « vous », vous présentant comme un collectif anonyme, vous adressez à un « nous » qui n'existe pas, un « nous » constitué d'un agrégat de réalisateurs non anonymes, ayant participé personnellement et individuellement à un projet de film collectif. Je ne connais personnellement presque aucun des autres réalisateurs, et je ne revendique aucune appartenance à un quelconque collectif, ni à aucune communauté artistique et/ou politique qui serait liée à ce projet. Il n'a jamais été question, lors de l'élaboration d'Outrages & rébellion, de créer un tel collectif, ou d'aboutir à un film collectif si l'on entend par là un film dont la réalisation aurait été assumée à plusieurs. Il s'agissait uniquement de rassembler des morceaux de films provenant de réalisateurs isolés. Alors évidemment, le résultat ne peut être qu'hétérogène. Formellement d'abord, mais aussi, et de manière plus problématique, politiquement. La diversité des formes et des discours est une limite (ou, miraculeusement parfois, une qualité) obligée de ce type de projet. Cependant il ne faut pas sous-estimer que cette hétérogénéité est le résultat de la liberté offerte de répondre à la commande. Cette hétérogénéité ne fait que confirmer, par ailleurs, que nous ne sommes pas un collectif, pas même un collectif « imaginaire ». Dans la projection que vous faites de notre agrégat de réalisateurs comme collectif, s'inscrivent les limites de certaines de vos colères.

Cependant, ceci me semble bien accessoire face à une série de critiques bien plus problématiques. Vous « nous » reprochez de ne pas avoir fait le film que vous auriez voulu que « nous » fassions sur votre travail politique, ou du moins d'avoir fait un film qui n'est pas "juste" selon votre point de vue politique, qui ne répond pas concrètement à la situation concrète qui est la vôtre, celle de militants réellement engagés.

« Le problème, c'est que toute cette matière filmique, montée et accumulée, va à l'encontre de ce qui se cherche à Montreuil et ailleurs, jusqu'à le rendre absent. »
Personnellement il n'a jamais été question pour moi de "chercher à rendre compte de ce qui se cherche à Montreuil".

J'irai même plus loin : au nom de quoi aurai-je du le faire ? Quelle est donc votre idée du cinéma ? L'art au service de la politique ? Nous savons très bien où l'assujettissement de l'art au réel de la politique a mené. Vertov et Eisenstein, pourtant antithèse l'un de l'autre, ont payé cette idée à un prix injustifiable. Le cinéma ne peut être politique que dans la liberté la plus complète de sa réalisation, liberté formelle et politique. Il ne s'agit ici nullement de défendre chacun des films de ce collectif par principe, j'ai mes propres opinions politiques sur chacun d'entre eux. Mais il s'agit de défendre le cinéma de l'injonction que vous « nous » faites de devoir « prendre position depuis l'événement ». Qu'un cinéaste fasse un film sur le concret des actions de votre collectif était une possibilité. Aucun n'a choisi cette option. Cela manque probablement au projet final. Mais vous ne devez pas oublier que si un tel film avait été fait cela aurait été le résultat du choix d'un réalisateur et non d'une quelconque injonction morale.

Je me permets de vous faire part de mon propre positionnement quant au cinéma politique. Le cinéma n'est pas un moyen d'action, ne l'a jamais été et ne le sera jamais. Il peut être « le tract qui explique la pierre qui est lancée » (Farocki), mais ne peut pas être la pierre elle-même. Le cinéma est notre outil, à « nous » cinéastes, pour interroger, pour questionner, pour réagir, mais c'est aussi notre moyen de survie et là s'inscrit la limite de notre militance, de notre inscription dans le réel des luttes. Au lieu de faire des films, nous ferions bien de mener des actions concrètes telles que celles que vous menez. Cela est entendu. Cependant, ne sous-estimez pas votre propre naïveté d'un cinéma qui pourrait être ancré dans le réel, qui pourrait être réellement, activement, politique. Cela n'est que chimère.

Où vous avez pleinement raison, par contre, est l'omniprésence dans le film collectif, et dans certains films en particulier, le mien y compris, de la puissance de la police. Il est évident qu'il y a faillite à n'être que du côté du déploratif, du côté de la victime, voire pire, je vous l'accorde, d'être du côté de la police elle-même. Où cependant je resterai positif sur ce projet, c'est l'espoir qu'aujourd'hui puisse s'affirmer un nouveau cinéma engagé. Depuis les années post-68, les vrais cinéastes engagés ont été rares, et les jeunes cinéastes engagés d'aujourd'hui se comptent sur les doigts de la main. Ce film confirme que, de nouveau, certains jeunes réalisateurs s'interrogent sur leurs places de créateurs dans le combat contre ce qui oppresse. Que cela se fasse avec naïveté, avec maladresse… c'est évident. Mais il ne faut pas oublier qu'il faut un temps d'apprentissage pour réussir à exprimer ses désaccords et surtout pour réussir à proposer des solutions concrètes. Alors voyez ces films d'Outrages & rébellion comme des tentatives, des essais, des mal-façons et réjouissez vous que certains veulent apprendre. « Nous » sommes en retard, mais « nous » avons conscience de notre retard. (J'exclus évidemment de ce chapitre certains des réalisateurs du film qui n'ont rien à apprendre et qui, surtout, n'ont aucune leçon à recevoir ni de vous, ni de moi, ni de quiconque et dont nous ferions bien, au contraire, de suivre l'exemple.)

Je finirais par répondre à votre affirmation que nous aurions fait ces films de manière opportuniste. Que l'on repère les tics de chacun d'entre nous, je ne saurais le nier mais je ne comprends pas ici l'objet de votre déploration. Chacun d'entre nous est lui-même, avec son propre regard, son propre usage du travail de film, avec ses propres qualités et ses propres défauts. Nous faisons nos films tels que nous les faisons, ceci est tautologique. Que cela signifie pour vous « que l'on se donne à voir plus que l'on donne à voir » est problématique. Cela dénie le droit aux créateurs d'être eux-mêmes. Si chacun avait fait un film qui ne soit pas le sien, on peut se demander ce qu'auraient été ces films. La télévision, le cinéma commercial, la publicité, le cinéma de propagande sont les endroits où l'on ne reconnaît justement pas les particularités de ceux qui les fabriquent. « Nous » affirmons, « nous », faire du cinéma, même si évidemment « nous » en sommes souvent loin. Disons que « nous » affirmons essayer de faire du cinéma. Cela ne « nous » exonère pas de votre reproche d'avoir signé et surtout d'avoir copyrighté la majorité des films proposés, ce qui est évidemment très problématique. (Ma propre réponse à cette question du copyright est claire, je n'en utilise pas.) Par contre votre argument sur notre désir de publicité et notre désir de voir notre CV publié sur Médiapart est fort étonnant. Personnellement, je m'en contrefous et je pense que les autres réalisateurs de la série aussi. Je trouve cette attaque basse et indigne d'être énoncée.

Ces réponses ne répondront sûrement pas à vos colères, mais ne cherchent pas à le faire. Il ne s'agit nullement ici de tenter une quelconque réconciliation. Aucun d'entre nous n'a de leçon à recevoir de l'autre et nous avons mieux à faire de notre temps. Il s'agira toujours d'attaquer les mêmes adversaires malgré nos différences qu'essayer de fonder une communauté imaginaire dans laquelle chacun s'auto-congratulerait de sa justesse et de l'importance de ce qu'il fait.

 

Jean-Gabriel Périot
2010